Très fort, très beau. À cheval sur la Bavière, l'Autriche et l'Italie, les quasi deux cents kilomètres du tracé Salzbourg-Vérone sont une tranche d'Alpe Nord-Sud parmi les plus solides dont on puisse rêver. Douze jours de simplicité et de beauté fracassante... franchement : c'est trop !
Objectif de base : Prendre le temps, ne pas forcer, il reste encore des tas d'étapes...
Mi-août 2015. Couleurs de nuit et lourde chaleur de plaine. Vérone s’habille en Prada ? Après douze jours de bambée plutôt fantastique (dont – pas de chance ! – une météo absolument déloyale à force de beau temps monolithique) se mettre vaguement sur son trente-et-un. Une chemise propre et un verre de Valpolicella versus des tee-shirts salés de sueur et de trop nombreuses bières blanches : ce soir, on joue Roméo et Juliette (What else ?) dans les arènes… Noyé dans la foule de la Piazza delle Erbe, face aux statues des dieux antiques qui dominent la façade du palazzo Maffei, cette rentrée en atmosphère dense après une traversée plutôt perchée est un drôle de d’exercice…
Décompte à rebours
Il y a treize jours. Le premier temps d’un « vrai trek », c’est l’approche ? Un train Genève-Salzbourg, et déjà, de belles cartes postales d’Alpes bleues à la fenêtre. Le Haut- Léman, puis les lacs de Zurich et de Constance, comme une mise en bouche ? L’étape, demain, à de quoi faire rêver. Une liaison en bateau (électrique), pour traverser l’un des joyaux romantiques des Alpes de Berchtesgaden, le lac de Königssee. Eaux calmes en miroir de forêts dégringolant des sommets. Sans en rajouter : à deux pas du Nid d’aigle du Führer (moins romantique…), cette enclave bavaroise poinçonnant la fron - tière autrichienne vers le sud a des airs de mini-fjord norvégien. Adossée aux pures solitudes karstiques de la Steinernes Meer,elle ouvre de manière peu banale les étapes vers le premier des trois mondes que nous allons traverser : quatre jours de Préalpes autrichiennes, avant d’enchaîner sur le cœur proprement dit de la chaîne, le parc national des Hohe Tauern. Mais surprise : les grèves existent aussi en Allemagne. Pas de bateau sur le Königsee ces jours. Nous ne remonterons pas sous les 2 713mètres du Watzmann vers le refuge Karlinger. Willy, notre accompagnateur, a déjà déplié les cartes et préparé un plan B... Têtu ? Un coup de taxi transfrontalier, et nous attaquons « à l’envers » le programme. Un petit 1 400 mètres bien frappé (de soleil) et quelques passages câblés plus tard, nous avons rejoint par un tracé latéral, la Riemannhütte depuis les forêts de Saalfelden. Comme déception, il y a pire : épinglé à 2 200mètres d’altitude, pile sur la lèvre bordant la déferlante figée de la Steinernes Meer, ce gros refuge nous offre, à la tombée de la nuit, une vue à cinquante kilomètres imprenable vers les glaciers pâles des Hohe Tauern, qui, vus d’un verre en terrasse, semblent… vraiment loin.
Cors des Alpes et culottes de peau
Église au clocher ultra-effilé et balcons de bois pliant sous des avalanches de fleurs : le changement d’atmosphère est vertigineux. Un col à deux heures à l’est du refuge, ce matin, le temps de profiter en traversée des lapiazs arides. Puis 1 400 mètres de chute droit vers les mondes archétypaux de vallées autrichiennes aux fonds aussi plats que...
Le rythme de l'itinéraire : un pur cadencement de diversité et de beauté...
... vert pétard : forêts et cascades, fermes et champs scrupuleusement fauchés. Vaches et pâturages. À Maria Alm, petit villagestation, ce soir, c’est même la fête. Cors des alpes, culottes de peau, chemises brodées et claquement de fouets : ça danse et ça chante mieux que dans les cartes postales – knödels et jodels compris – autour des musiciens… Les yeux (très) en l’air, fin d’après-midi face aux glaciers suspendus et aux 2 000 mètres d’ombre de la face sud-est du Großglockner, point culminant de l‘Autriche, et de ses satellites. Nouveau(x) chant(s) dans nos paysages ? Des Alpes blanchies d’altitude, pleines de schistes verts, de voies et de refuges au nom de valeureux pionniers, sans parler de glaciers aux destins sévèrement menacés par le réchauffement climatique. Sur le parking du belvédère où Sissi et l’empereur François-Joseph ont probablement ressenti la même démesure que nous (la foule en moins), entre bus et hordes de motos, nous sommes littéralement au pied de la seconde partie de l’itinéraire, en plein dans le Parc des Hohe Tauern… Parmi les éclats de mémoire de nos derniers jours : la longue vague des murailles de la Steinernes Meer et du Hochkönig, émergeant d’une mer de nuages, dans un petit matin d’alpage parfait. Les atmosphères familiales et tranquilles du petit bistrot-refuge de Statzerhaus, avant d’attaquer les crêtes verdoyantes du Hundstein. Les kids aux cheveux blonds et le taureau « Kolossal » d’une ferme d’alpage perdue, avant la descente sans fin vers la chaleur du fond de vallée. Le chant des torrents et des cascades en remontant les vallons de Rauris. Les pique-niques où Willy sort systématiquement le tarp pour fabriquer un peu d’ombre. Et plus que tout, peut-être : le goût d’un fromage blanc noyé de confiture de myrtilles et du sourire de la patronne, vers dix heures du matin, attablé pour une halte légère sous le col de Rochtor. Mais ce bonheur 100 % bucolique est derrière nous. Notre itinéraire pour les quarante-huit heures à venir va tourner le dos à ces tableaux sages.
Les mondes archétypaux de vallées autrichiennes aux fonds vert pétard : fermes et champs srupuleusement fauchés, vaches et pâturages
Piolets et cordes
Épinglés, minuscules, nous traversons à l’ombre du matin le barrage installé sous l’immense verrou rocheux du Pasterze. Le plus grand glacier d’Autriche a perdu la moitié de sa masse depuis le milieu du XIXe siècle ? Le soleil nous fait fondre sur les balcons qui foncent vers le refuge Salmer. Pause légère (bière, puisqu’il n’y a pas de fromage blanc). Autour de nous, piolets et cordes ont fait leur apparition sur pas mal de sacs à dos : nous sommes au carrefour de la voie normale du Großglockner et ses refuges d’altitude, mais aussi sur une célèbre section de la Wiener Höhenweg, un itinéraire de cinq-six jours reliant la Carinthie au Tyrol oriental. Un peu éberlués, regarder un groupe à cheval rejoindre sans mal le refuge, malgré les sections plutôt aériennes du sentier que nous dominons du regard. Il existe bien des façons de traverser l’Alpe. Ötzi, retrouvé pas très loin d’ici sur le glacier de Similaun traînait ses guêtres dans le coin il y a cinq mille trois cents ans. Le col d’Hochtor, juste derrière nous, était déjà une sorte d’autoroute pour les Celtes et les Romains. Salzbourg-Vérone, c’est peut-être une très vieille histoire du coin ? Il en existe de plus récentes.
Un bonheur : ne plus du tout savoir combien de jours de marche il reste...
Des Tre Cime aux Cinque Torri
Coucher de soleil à 2 600 mètres, au petit refuge de Nuvolau. Depuis deux jours, le festival des « Dol’ », pardon, des Dolomites, dernier mouvement de notre vaste symphonie alpine, est en marche. Bonus sublime d’une journée sublime ? Nous sommes montés en aller-retour depuis les Cinque Torri, où nous dormons ce soir, pour profiter de l’un des plus beaux panoramas XXL des Dolomites d’Ampezzo. De la terrasse, les Toffane ex - plosent de lumière rasante. Le groupe du Cristallo, le Sorapis, la Marmolada, les Croda di Lago naviguent comme des îles sous le ciel polarisé. Sur cent quatre-vingts degrés à l’est du vide qui entoure notre point de vue, le monde est devenu une splendeur minérale de strates de falaises, d’aiguilles fragiles, de plateaux désertiques et d’éboulis immenses. Émotions pures de cette section dolomitique ? Hier (déjà ?) débouler par des cols discrets sur le cirque des Tre Cime de Lavaredo. Et être, à midi, posé près d’un lac translucide sous l’ombre des faces nord, à suivre de l’œil et de l’oreille les cordées engagées dans les grands surplombs de la Cima Centrale, en pensant au talent pas si lointain des Tita Piaz, des Dülfer, des Comici ou des Cassin. Aujourd’hui (encore ?), la claque de sauvagerie et d’ampleur reçue ce matin en naviguant dans l’immense canyon du Rio Travenanzes jusqu’au Col dei Bos, sous les milliers de mètres suspendus des Toffane, le nez collé sur les passages des vires et des via ferrata, le visage éclairé de la fraîcheur du torrent.
Traverser la culture de trois mondes chevauchant les Alpes
Epilogue
Un trek « fracassant de beauté » ? En commandant un expresso dans le refuge, Nuvolau m’offrira même un cadeau que je n’attendais surtout pas : devant une photo dédicacée de Georges Livanos, gitane aux lèvres, les souvenirs pas si lointains du sourire de Sonia et de l’accent du Grec se mirent – juré ! – à remplir d’émotion toutes mes mémoires verticales de Dolomites… La durée d’un Salzbourg-Vérone permet même aux regrets de s’installer ? Deux semaines, que ce soit dans les Alpes ou le Baltoro, cela commence à faire un sacré paquet de mondes, de jours et de nuits, de refuges adoptés et quittés, de regards et de sourires croisés. Suffisamment, en tout cas, pour que ce trek soit bien un contraire de « un ». Hasard : c’est au refuge Wazzoler, dans la clairière des forêts ouvrant droit sur les faces verticales, que j’ai fini (enfin !) par sortir de mon sac le petit livre d’Erri de Luca Le contraire de un. Le bouquin parle du coin où nous sommes ? Les yeux encore pleins de nos marches légères vers la balise massive du Pelmo et de l’immense face du massif de la Civetta, à deux doigts du col Duran, demain, et de la sortie de notre périple, tout notre voyage s’est condensé dans une phrase d’Erri : « Demain, vous serez si plein d’Alpes dans les os, de la tête aux pieds, que vous dormirez en paix de tout votre corps, cœur compris… »
Le co-fondateur de l’agence Grand Angle basée dans le Vercors, Jean-Claude Praire était à l’origine des premières traversées « nord-sud » des Alpes, qui animent l’esprit de Salzbourg-Vérone.
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Crédit texte et photo © Jean Marc Porte, accompagnateur Grand Angle
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Écrit le 12/05/2021 par :
Angle Grand