Treize jours. Quatre pays. Huit massifs. Onze mille mètres de dénivelé. Les chiffres bruts de la vaste traversée Munich-Côme ne disent rien de ses vraies stars : Vorarlberg, Silvretta, Bernina… Ni des ses bonheurs plus discrets. De la vallée de la Lech aux glaciers des Grisons, de l’Engadine au discret Val Malenco, bienvenue sur le plus inédit des grands itinéraires alpins.
La randonnée, à bien y penser, n’est jamais assez aristocratique. Depuis plus de deux heures, la partie de flipper qu’a entamé notre ferry entre les villages et les ports du lac de Côme donne juste l’envie d’arrêter de marcher une fois pour toute. Et de glisser dans une ultime et définitive dolce vita lombarde… En guise de point final à notre modeste traversée piétonne (200 km de sueur et d’effort) entre Munich et Côme, les perspectives sur les palais, églises et les villas de Menagio ou de Bellagio donnent furieusement envie de troquer sac et tiges hautes, pierriers et glaciers, contre une sportive italienne (rouge), un costume trois pièces et un Martini dry. Le tout servi si possible sur une terrasse de la villa Balbianello, un joyau du Lario (l’autre nom du lac de Côme) qui se pavane, isolée sur son cap, telle une prima donna hautaine et inaccessible, à deux encablure de notre proue. Ondées lourdes et ciels d’orages violents sur les reliefs ? Peu importe. Notre navigation finale, surlignée de mille souvenirs d’alpes, est désormais bien trop belle pour craindre la pluie.
De la Bavière à l’Autriche (et inversement…)
Flash back et monde(s) à l’envers : trois cents heures plus tôt et deux cent cinquante kilomètres plus au nord, c’est du côté de Pfronten (Bavière) que notre grande traversée a fait ses premiers pas. Une gare de village à huit cents mètres d’altitude. L’hôtel (pardon, le gasthof) juste en face, plein de Sissi dans ses porcelaines et de BMW dans son parking. Bienvenue dans les (pré)Alpes de l’Allgäu ! Malgré un bagage encore manquant, notre équipe est déjà le nez sur les cartes. Repères généraux : bien avant les grandes envolées glaciaires des Alpes centrales, la première partie de notre itinéraire ressemble à un jeu de saute-frontières Allemagne-Autriche, entre les chaines calcaires de l’Allgäu et les sommets du Tyrol tout proche. Nous sommes au septentrion des Préalpes orientales. Le lac de Constance n’est pas très loin de nous à vol d’oiseau, juste derrière le Vorarlberg autrichien. Des promesses XXL de grand calme et de moyenne altitude, remplis de pâturages et de crêtes verdoyantes, en horizon des prochains jours ? Pas seulement. L’itinéraire à venir, du côté de la vallée de la Lech (Holzgau) et de l’Arlberg (St Anton), d’anciennes mémoires alpines, n’a rien d’un simple pâturage. Mais nous n’en sommes vraiment pas (encore) là.
Alpages impeccables
La première journée, sous un ciel mat et gris, est effectivement remplie de crêtes débonnaires et de bovins paisibles. Il fait juste assez bon pour que personne ne se serve l’une des douze bières (2 € la bouteille) mises au frais en accès libre dans l’abreuvoir des vaches, du côté de Bärenmoos. À vue, plein est vers les premiers sommets de l’Ammergau voisin, on devine Fussen, et Neuschwanstein, le château magique de Louis II de Bavière. Les alpages et les hameaux sont impeccables, bien sûr. Et les frontières, sous la silhouette sévère de l’Einsteinspitz, invisibles : en descente sur la vallée de Taheim, nous sommes déjà… en Autriche. Mais ce n’est vraiment que le début.
Nouveau col frontière, le lendemain : la remontée au-delà du (sublime) lac de Vilsalpsee, enchâssé sous ses barrières de forêts et de sommets, fut notre première petite « bavante », raide et ensoleillée, pleine de papillons et de pins mugos, sous l’oeil du Gaishorn (2 212 m).
Retour en Allemagne, donc. Mais ce n’est pas fini. Une nuit près du clocher à bulbe du petit village d’Hinterstein, et nous entamons une nouvelle étape (la plus belle de notre première semaine ?) de moyenne montagne. Un coup de téléphérique matinal.
Un sentier « complexe » en forêt. Puis le chant simple des crêtes qui ouvre progressivement sur toute la vallée de l’Iller, qui coule nord, droit jusqu’au Danube. Nous sommes au ras de la ligne de partage des eaux entre mer du Nord et mer Noire. Et les pieds dans les champs de fougères, la « panorama weg » que nous suivons porte vraiment bien son nom : du sommet du Sonnenkopf (1 712 m), la vue sur les calmes piémonts bavarois et l’Allgäu est juste… parfaite.
Cap au sud
Pas le temps de traîner pourtant : nous avons, ce jour, un taxi à prendre. La dégringolade, chrono en main, des gorges du Gaisalpbach (un petit 1100 m plutôt raide….) vers Reichenbach, commence. Un bout de liaison depuis le petit village noyé sous ses balcons fleuris plus tard, et passé la station d’Oberstdorf (la ville la plus piétonne du globe, entre sa centrale solaire et son célèbre tremplin de saut à ski Heini Klopfer), nous stoppons net en fin de journée face à un tout nouveau monde.
Les deux fermes paisibles des gîtes d’étape de Spielmannsau sont posées sous le verrou verdoyant et pourtant abrupt de la Trettachtal. Ce coin, isolé et calme, marque désormais l’inflexion plein sud de notre itinéraire, droit vers la très préservée vallée de la Lech. Une nouvelle journée sourire aux lèvres. Le lendemain, l’étape, commune avec l’A5 européen, a presque… des airs de Népal. Une douche (torrent oblige) agrippé au câble, sur un passage de dalles glissantes. Une bière au refuge Kemptner Hütte, face aux murailles sèches de l’Ofnerspitze (2 575 m), du Muttlerkopf (2 366 m) et du Kratzer (2 427 m). Une borne (enfin !) frontière, au passage du col de Madelejoch (1 973 m).
Une baignade en torrent, avant de retomber droit sur l’incroyable passerelle piétonne (200 m de pont suspendu…) qui franchit l’Höhenbachtal, en amont des maisons aux façades peintes d’Olzgau ? La Lech coule, turquoise, au bout des champs : nous sommes désormais au cœur du massif de l’Algau.
Silvretta et Rätikon
Mais notre semaine « autrichienne » n’est surtout pas terminée. Avant les promesses glaciaires de la Silvretta ou des calcaires du Rätikon, il nous reste à avaler le secteur Verwall. Un bus matinal. Les lacets raides de la petite route nous propulsent à Kloster. Le hameau perché et le clocher à bulbe de son église gardent l’entrée de la vallée de l’Almajurtal.
Les cartes postales s’enchainent sous un ciel bleu pur : du Roggspitze surplombant les alpages aux plateaux vert pétard en direction de la Leutkirsch Hütte, le passage du col de Winterjoch n’est qu’un pur tableau de beauté. Le centre des Alpes se rapproche ? Vingt-quatre heures plus tard : la descente en pleine chaleur sur la station chic de Saint Anton, blottie sous ses paysages de pare-avalanches et le court transfert dans la vallée de la Verwalltal sont loin. Le sommet du Patteriol (3 056 m), qui balise notre itinéraire depuis la Neue Heilbronner Hütte, est avalé régulièrement par les nuages. Une grosse sieste à l’abri des moraines, sur le col du jour : le Wannenjöchli (2 633 m).
Et pour la première fois, l’ambiance « haute montagne » (le glacier fatigué du Fasyul est juste sous notre nez) commence à nous accompagner… jusqu’au balcon de bois du petit refuge de Friedrichshafen Hutte, ou quelques oies quémandeuses profitent du petit lac qui le borde. Nous sommes pile sur l’itinéraire de la Jakobsweg, la section autrichienne des vastes chemins de Compostelle, mais le ciel n’est plus vraiment avec nous. Passé un dernier couchant majeur sur la chaine de la Silvretta, des glaciers du Piz Buin au Fluchthorn, le mauvais temps nous rattrape. La longue traversée en balcon du jour 7 au-dessus de la vallée de Saint Gallenkirsh, et ses promesses de panoramas sur le Rätikon et la Silvretta, se résument à une vaste déroute de brume et de pluies lourdes.
La Bernina et les Alpes rhétiques
Partie remise ? Les points de vue sont remplacés par quelques solides parties de chasse aux champignons, mais nous avons quand même une petite revanche à prendre avec les massifs frontaliers des Grisons suisses.
Une nuit de séchage pour le moins ultra confortable à Gargellen (noyée sous les délices des viandes en sauce aux airelles et l’ivresse légère d’excellents Grüner Veltliner, sans oublier quelques solides weissbiers…) et les anciens sentiers muletiers de la Via Valtellina (haut lieu de passage entre Grisons et Vorarlberg) nous offrent, depuis le col helvétique du Schlappiner Joch, « la vue du jour » sur la Silvretta et les splendeurs sèches et calcaires du Rätikon. Mais la vue du jour n’est pas toujours celle que l’on croit : nos tout premiers pas en Suisse, droit face à la longue vallée de Davos, nous propulsent vers la gare de Klosters. La station de ski, sous le clocher sévère de l’église Jakobikirche, est huppée même en été ? La place centrale est pleine de Rolex et d’élégantes, naviguant entre VTT tout carbone et terrasses chics. Et ici, les places de parking des résidences sont… nominatives : en terres romanches, on ne badine visiblement pas avec le désordre. Le grand saut quantique de l’itinéraire, c’est maintenant ? Les réseaux des Rhaetische Bahn (les chemins de fer des Alpes rhétiques) nous propulsent, nez à la fenêtre d’un wagon rouge, quarante kilomètres plus au sud des Grisons. À Pontresina, au coeur de la Haute-Engadine (Engiadin’Ota).
Et un ultime coup de taxi nous dépose (passablement ébahis…) au bout du sublime Val Roseg.
Les lumières de Nietzsche
Franchement : cette seconde « vue du jour », sous les lumières de fin de journée, est l’une des claques visuelles majeures de ce Munich Côme. La coiffe blanche de la Bernina – l’unique 4000 de toutes les Alpes orientales – balise l’horizon des crêtes et des glaciers (Roseg, Sella, Tschierva, Glüschaint…) qui nous sépare ce soir de… l’Italie. KO mental. La vague des séracs retombe massivement sur d’immenses systèmes de moraines, striées de cascades, jusqu’aux méandres d’argent du torrent à nos pieds. Le lendemain, la sente du Fuorcla Surlej (2 755 m) nous élève vers un face-à-face d’encore plus grande ampleur avec ces univers… majeurs. Une autre journée d’exception. La matinée plein cadre sur les glaciers bascule d’un pas vers les câbles des télécabines qui ornent le Piz Corvatch. Mais l’important est désormais… sous nos yeux. Le sentier est un tapis volant.
Notre nouveau balcon, au-dessus de Silvaplana, va survoler longuement les taches turquoise des lacs de Haute-Engadine, avant de retomber sur Sils. L’ombre tourmentée de Nietzsche (pensait-il ici à ses soucis avec Lou ?) nous accompagne désormais pour une longue marche d’après-midi très étrangement « à plat » : au ras du lac, les éclats des risées argentées encadrent des posters où apparaissent au fil de la balade voiliers, îles et fermes traditionnelles jusqu’à Isola, la bien nommée, puis Maloja. L’harmonie calme des lacs, en arrivant des hauteurs, est juste stupéfiante. Et surprise : à une encablure de nos glaciers du matin, au bord des sources de l’un des plus grands fleuves des Alpes (l’Inn), notre Suisse locale, ce soir, parle déjà… l’italien.
Italie : la beauté du Val Malenco
Si vous suivez bien : nous sommes (déjà ? Enfin ?) au jour 9 de notre traversée. Après les Préalpes de Bavière, nous avons sillonné sur une ligne globalement nord-est / sud-ouest, les massifs de l’Allgäu, de l’Arlberg, du Verwall et des Grisons suisses. Globalement, sur l’arc alpin, nous en sommes à la latitude du Léman ou des Dolomites. Soit, dans cette section de la chaîne, nettement au sud de son immense barrière. La jonction avec l’étroit Y du lac de Côme (juste au nord de Milan) ne devrait plus être qu’une formalité. Il manque juste encore une perle à notre collier : le haut Val Malenco. Et la vue sur les versants sud de la Silvretta… La nuit à Maloja est pleine d’orages. Au matin, les écharpes de brume et le crachin nous accompagnent vers le Passo del Muretto. Nous empruntons un haut lieu de passage des Alpes rhétiques. Les anciennes pistes utilisées par les caravanes commerciales d’antan et les militaires d’hier, avalées par les glissements de terrain, n’existent quasiment plus. Le sentier, lui, est juste un sublime étagement de végétation, de lacs, de torrents puissants. Au col, un coup d’oeil à la carte : le Passo est bel est bien l’unique point de faiblesse des quelque cinquante kilomètres de sommets qui séparent la Haute-Engadine des piémonts italiens. Pluie soutenue à la descente : de pistes en sentes minuscules, de hameaux d’alpages en champs d’euphorbes, le moral est aussi bas que notre visibilité générale. Mais le cap est fixé sur des Alpes bien plus « méditerranéennes » désormais. Nous finissons par rattraper, sur des single tracks minuscules, le chalet isolé de Tartiglione, notre dernier « refugio » avant Côme. Le Val Malenco vaut bien une messe. Après une nouvelle nuit d’orage, le lendemain, d’étranges nuages roulent au-dessus des crêtes de la star du lieu, la Disgrazia (3 678 m).
Nous remontons quasiment sur nos pas, pour rejoindre le refuge CAI du Grande Camerini. Bonne pioche ! Cascades et dalles. Sources et vallons. Sur la minuscule terrasse de ce « vrai refuge » de montagne, un verre de thé en main, le face-à-face avec la Disgrazia est total. Dernier cadeau de ce Munich-Côme : sous son glacier plein de rimayes béantes, le chant des milles cascades nous parvient dans le vent. Rêver un peu ? Demain, si tout va bien, nous serons à Côme. Mais avant les villas et les palais, nous profitons juste du lieu. Et de l’avalanche de mémoire emportant les mondes traversés ces derniers jours. Comme s’il était urgent, surtout, de ne rien perdre de ce long cheminement dans la beauté immense des Alpes…
Ce récit vous a donné envie de vous lancer à votre tour dans la Grande Traversée de Munich à Côme ? Retrouvez la ici !
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Crédit texte et photo © Jean-Marc Porte, journaliste Trekmag
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Écrit le 08/03/2021 par :
Angle Grand